Je vous propose un extrait d’une biographie familiale que je suis en train d’écrire pour un monsieur né en 1948, et qui souhaite écrire un livre depuis sa naissance.

 

 

CHAPITRE 1 :

Une enfance marquée par l’exil

Au début… il y a l’insouciance

Je m’appelle Giancarlo, je suis né le 26 février 1948 dans un petit village de montagne appelé Lagoscuro,  situé au fin fond de la Toscane, dans une vallée particulièrement isolée. Son altitude est de 700 mètres, et à l’époque, la neige était présente pendant environ quatre mois (de décembre à début avril).

Lorsque ma mère a accouché, nous étions donc en plein cœur de l’hiver, et mon père a dû partir en urgence chercher le médecin, mais il n’y avait aucune route, et la première ville se situait à onze kilomètres. Le village dans lequel se trouvait le médecin était à six kilomètres (Guinadi). Mon père a été obligé de faire tout le chemin à pied, la nuit, sous des flocons qui tombaient dru. Un mètre de neige avait déjà recouvert le sol. Pendant ce temps, mes grands-parents paternels restaient au chevet de ma mère.

Au début, le médecin a refusé de se déplacer du fait des intempéries. Mon père a presque failli en venir aux mains pour qu’il daigne sortir de chez lui pour aller s’occuper de ma mère. Juste avant d’arriver à la maison de mes parents, il fallait monter une pente abrupte, et cette nuit-là, il y avait tellement de verglas que mon père a été contraint de tailler des marches dans la glace. Il a dû faire des pieds et des mains pour empêcher le médecin de faire demi-tour.

Je suis né à dix heures du matin. Notre maison n’avait ni eau ni électricité. Il n’y avait pas non plus de chauffage, à part dans la cuisine où nous pouvions profiter du poêle. Ma grand-mère a eu la mauvaise idée de tenter de réchauffer la chambre où j’étais avec ma mère en posant près du lit une bassine remplie de charbon de bois enflammé. Ma mère et moi étions endormis, et nous avons failli mourir, ce jour-là. Heureusement, mon père et mes grands-parents se sont très vite rendu compte que nous étions en train d’être intoxiqués au monoxyde de carbone, et sont intervenus à temps en ouvrant les fenêtres. Mais quelle frayeur !

Même si j’ai parlé très tôt, j’ai aussi tété le sein de ma mère très tard. Et j’avais pour habitude de le réclamer lors de la messe. Je criais alors dans toute l’église : « A voi teta ! » (Je veux téter, en patois). Cela déclenchait l’hilarité générale, bien qu’à cette époque, les gens craignaient beaucoup les curés. Mais ils ne pouvaient pas s’empêcher de piquer un fou rire.

Ma mère m’a aussi raconté que mon grand-père avait commencé à me faire boire un peu de vin en cachette dès mes 5 ans. Je souffrais alors d’eczéma, et ma mère n’en trouvait pas la cause. Elle a compris d’où cela provenait un peu plus tard lorsqu’elle a trouvé mon grand-père complètement ivre sur son lit, et moi allongé sur le canapé, dans le même état. Autant dire qu’elle lui a hurlé dessus en le menaçant de le tuer s’il s’avisait de recommencer.

Nous vivions dans le plus haut village habité de la valle del Verde, le Verde étant le nom du torrent la traversant. Nous ne parlions pas italien, mais un patois trouvant son origine chez les Étrusques (un peuple de l’Italie ancienne). Notre village était magnifique, nous avions de beaux potagers et beaucoup de prairies contrairement à aujourd’hui où il n’y a plus que de la forêt. C’était d’ailleurs le seul village de la vallée à posséder des prés. De ce fait, à la saison d’été, les habitants n’étaient pas obligés de monter leurs bêtes à l’alpage, elles pouvaient rester dans ces prés entourant le village et avaient généralement suffisamment de foin à manger toute l’année. Sinon, il suffisait d’aller couper du foin un peu plus en altitude pour avoir un complément. Tous les autres villages (Guinadi, Baselica, Monti, Veserada, Navola, San Lorenzo, Pian di Valle) ne possédaient pas de prairies autour des maisons, ce qui obligeait les habitants à monter avec leurs animaux dans les alpages. Ils étaient contraints d’y habiter pendant deux ou trois mois.

Dans ce village, je me sentais libre, je faisais ce que je voulais, je n’avais pas de contraintes. De plus, j’étais le premier garçon de la famille, donc j’étais le chouchou. À cette époque, c’était extrêmement important d’avoir au moins un garçon. J’étais comme un coq en pâte, et mes grands-parents paternels me choyaient beaucoup. Je n’ai connu mes grands-parents maternels que plus tard, lorsque nous sommes partis nous installer en France.

Mes parents étaient également très gentils, mais peu démonstratifs. Nous parlions peu, nous ne pouvions pas trop exprimer nos émotions. Ce qui comptait, c’était le travail. Ma mère, Inès, était intelligente et très volontaire. Mon père, Gino, était extrêmement habile de ses mains. C’était un excellent ouvrier, il pouvait tout faire (menuiserie, plomberie, etc.). Par contre, il n’aurait jamais pu se mettre à son compte, car il n’osait jamais demander d’argent à qui que ce soit. Mais c’est certain que s’il s’était associé avec ma mère, elle se serait chargée de les faire cracher au bassinet ! Ils avaient dû arrêter leurs études à la fin de l’école primaire parce qu’il fallait qu’ils ramènent rapidement de l’argent à la maison. C’est vraiment dommage qu’ils n’aient pas pu continuer, mais à l’époque, cela se passait souvent de cette façon.

J’avais trois bons amis avec lesquels je faisais les quatre cents coups (Andrea, mon cousin germain, Giovanni et Luciano). Nous allions pêcher les truites à la main, nous nous amusions en totale liberté dans une nature préservée. Pour moi, c’était comme vivre au paradis. Entouré par des parents et grands-parents aimants, qu’aurais-je voulu de plus ?

Je me souviens que mon père m’emmenait souvent au moulin familial dans lequel il y avait trois meules qui permettaient d’alimenter toute la vallée. Elles servaient à moudre les châtaignes, le maïs, et le blé. Toutes les familles y apportaient leurs récoltes. La châtaigne était l’aliment principal des habitants de cette vallée. Les animaux en profitaient également. Les gens allaient aussi beaucoup à la cueillette (myrtilles, framboises, champignons). Ils  vendaient la majeure partie de leurs récoltes à Pontremoli (ville située à l’entrée de la vallée), chez les grossistes.  L’argent recueilli leur permettait de s’acheter quelques produits de première nécessité comme le sucre et le sel.

Il y avait également une menuiserie attenante. Cet endroit était pour moi une véritable aire de jeux, cela remplaçait aisément les jouets et les Legos que nous trouvons aujourd’hui. Je me servais des chutes de bois, des clous, des marteaux… j’avais besoin de peu de choses pour m’amuser.

Même si nous vivions avec peu, je n’ai jamais ressenti la pauvreté. Pour moi, c’était l’Amérique.

 

Puis… la violence du déracinement

J’ai donc vécu dans ce petit village pendant presque six ans, jusqu’au 30 décembre 1953. Le frère de ma mère, qui s’appelait François, a mis fin à ses jours à cette période. Il avait reçu une balle dans la colonne vertébrale pendant la Seconde Guerre mondiale (39-45), et il souffrait énormément de douleurs au dos ainsi que de troubles neurologiques.  Il a décidé de nous quitter en se suicidant au gaz, à Paris. Ce suicide, j’en ai eu connaissance nettement plus tard, car cela était considéré comme un évènement tabou, dont il ne fallait surtout pas parler.

Ma mère a en quelque sorte profité de ce drame pour exiger de retourner habiter à Paris. Elle a fait croire à mon père que c’était pour soutenir ses parents, mais en réalité,  la France lui manquait terriblement. Elle avait déjà vécu dans cette ville de 1935 à 1941. Quant à son père, il y travaillait déjà depuis 1924, car il avait été obligé de quitter l’Italie pour fuir les fascistes. Il ne revenait en Italie que l’été pour faire les foins. Mais en 1940, les Allemands étant arrivés à Paris, ma mère avait été contrainte de retourner en Italie sans son père. Elle avait bien essayé d’y échapper en menaçant ses parents de se jeter sous un train, ils lui avaient donc fait croire que ce n’était que de simples vacances. Ma mère n’avait ensuite revu son père qu’une fois la guerre terminée. Et entre-temps, elle avait fait la connaissance de mon propre père.

Suite à cette décision de repartir en France après le suicide de mon oncle, mon père s’est rendu à Paris environ deux mois avant nous pour trouver un travail et chercher un appartement. Et le 31 décembre 1953, je suis parti à pied de mon village avec ma mère, mon petit chat, et mes grands-parents, pour prendre le train pour Paris. Mais une fois à la gare de Grandola-Guinadi, on m’a dit que je n’avais pas le droit d’emmener mon chat. Et là, cela a été un crève-cœur : je devais abandonner mon animal et mes grands-parents auxquels je tenais temps. J’ai été déraciné de ma terre d’origine du jour au lendemain.

Je suis donc monté dans ce train avec la boule dans la gorge, complètement déboussolé. En arrivant à la frontière, à la gare de Modane, je me souviens avoir eu la trouille de ma vie, car les douaniers tenaient en laisse des bergers allemands qui aboyaient  à n’en plus finir, et il faisait un froid glacial.

Lorsque nous sommes enfin arrivés à destination, à la gare de Lyon, mon père était censé venir nous accueillir. Mais nous ne l’avons pas trouvé. Il faut dire que nous ne pouvions pas utiliser le téléphone, le courrier était notre principal moyen de communication. De ce fait, comme mon père ne savait pas exactement à quelle date nous devions arriver à Paris, il se rendait à la gare chaque jour depuis une semaine pour voir si nous étions là. Mais comme il pensait que nous ne voyagerions pas un premier janvier, il n’est pas venu ce jour-là. Et évidemment, c’est à cette date que nous avions choisi d’arriver.

Heureusement, ma mère parlant très bien le français puisqu’elle avait déjà vécu en France, elle a pu se débrouiller pour trouver un taxi, et nous sommes arrivés sans encombre dans l’appartement de ses parents, dans le quartier Bastille, au cinquième étage, sous les toits.

Lorsque je me suis retrouvé dans ce lieu inconnu, cela a été une vraie souffrance pour moi. J’étais en pleine confusion. Il y avait beaucoup de bruit dans cette ville, je n’avais jamais vu de voiture de ma vie. De plus, l’ambiance était très anxiogène, car ma grand-mère était en pleine dépression du fait de la perte de son fils. Elle pleurait du matin au soir, c’était très dur.